Quand on ne travaille pas, on est forcément suspecté de ne rien faire. Pour cette raison, Julie hésitait à annuler l’apéro que Vincent lui avait pourtant gentiment proposé. Elle sentait qu’elle allait devoir se battre contre ce préjugé que Vincent partageait avec tant d’autres, qu’elle allait devoir se justifier en apportant moult preuves attestant de son activité, qu’elle allait devoir se laver de la honte dans laquelle le regard de l’autre l’emprisonnait, au prix de grands efforts de sincérité et d’argumentation. Sur la défensive, elle préparait déjà ses répliques (« mais si, je te jure, chercher du travail, c’est un travail ! », « tu imagines pas comme les journées passent vite … »). Fatiguée de cette discussion avant même qu’elle ait eu lieu, elle s’apprêtait à envoyer un SMS d’annulation. Et puis non. Dans une ultime réaction de fierté, elle se ravisa. Une réplique cinglante venait de lui traverser l’esprit comme l’éclair : « Je ne fais rien, et alors ? Ça te pose un problème ? ». Heureuse de cette confiance retrouvée, elle s’appliqua un rouge à lèvres très foncé, coiffa ses cheveux en chignon et enfila ses bottines à talons hauts. Elle était bien décidée à assumer jusqu’au bout des ongles sa situation de chômeuse, de « nana qui ne fait rien ». Après tout, l’idée lui plaisait : en assumant son oisiveté, elle gênerait la grosse masse des « actifs » dont Vincent faisait partie, si fiers d’appartenir à la catégorie tant honorée des gens qui se lèvent tôt. Elle savait bien qu’à titre personnel, les actifs étaient plutôt malheureux de leur sort, et il y avait de fortes chances pour que le jugement porté sur « ceux qui n’en fichent pas une rame », autrement dit les oisifs bien dans leur peau, soit en fait de la jalousie. Plus elle y pensait plus Julie sentait qu’elle était dans le vrai. Combien de salariés heureux avait-elle croisé dans sa vie ? Elle les comptait sur les doigts d’une main. Frondeuse et prête à en découdre, elle dévala quatre à quatre les escaliers du métro en se lançant un défi : lors de l’apéro, aborder elle-même le sujet par le fameux « et le boulot, ça se passe bien? ». Cette question était banale quand elle travaillait et qu’elle jouissait d’une bonne situation sociale, mais aujourd’hui, il lui fallait un certain courage pour la poser. A l’époque, ses interlocuteurs, dans la même situation et en général aussi malheureux qu’elle, baissaient le yeux ou regardaient ailleurs, l’invitant à changer de conversation au plus vite.
En réponse à la question de Julie, Vincent se resservit un grand verre de Côtes du Rhône. Il le but goulûment et entama, dans un élan de courage et de désespoir, un long monologue fait de plaintes, râles, colères et lamentations. Le salaire, les collègues, le stress, la fatigue, le manque de temps, les amis qu’il ne voyait plus…rien n’allait ou pas grand chose. Julie n’en espérait pas tant. Le terrain lui était favorable. Avec une telle lassitude du travail, Vincent ne serait pas dans le jugement vis-à-vis d’elle. « Certes, le loyer est payé tous les mois, on se fait un resto de temps en temps avec Valérie et on met de côté pour les vacances…mais… ». Le lamento se conclut par un définitif : «…j’en ai marre, franchement, c’est pas une vie. ». Après un silence de quelques secondes, Julie, qui savourait la situation, s’alluma une cigarette et rebondit de manière légèrement effrontée: « Pas une vie ? Mince alors. Pourtant c’est TA VIE mon coco ! » Elle fit deux trois ronds de fumée et poursuivit : « Une vie de travailleur, qui consacre la majeure partie de son temps à régler les problèmes de sa boîte. Et pas les tiens, tu sais, les problèmes un peu plus intéressants. Comme par exemple le sens de ta présence sur terre, l’amour que tu donnes à ta compagne, à tes enfants, le bien que tu fais autour de toi, l’empathie que tu accordes à tes amis… Tout ça, la société le considère comme un luxe. Des broutilles, des trucs pas nécessaires, dont on s’acquitte si on a le temps ». Vexé qu’elle mette ainsi le doigt sur son impuissance fondamentale, Vincent rétorqua méchamment : « Toi de toute façon t’es qu’une flower power ! Je devrais pas discuter avec toi. Si tu crois qu’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche, alors je te plains… Oui j’en bave, mais qu’est-ce que tu proposes ? Les clopes que tu fumes, il fallait bien des gens pour les fabriquer ! Donc une entreprise ! Tu me fais marrer avec tes élucubrations idéalistes». Il ponctua son intervention d’un rire moqueur, forcé.
Une « flower power ». Insulte à deux balles, pensa Julie, qui adorait les fleurs et était bien convaincue de leur pouvoir. Mais en vérité, Vincent n’avait pas tort. Elle n’avait pas grand chose à proposer pour que la société fonctionne. L’amour, ça ne fait pas tout, et sûrement pas des paquets de cigarettes en série. Cette pensée lui était insupportable, mais elle ne pouvait l’écarter. Fortement contrariée, elle se leva soudain, renversa son verre en saisissant ses Marlboro d’un geste brusque et tourna les talons en hurlant cette drôle de phrase :
« J’adore les nuages, et je t’emmerde ! Je vous emmerde tous !».