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J’adore les nuages, et je t’emmerde !

20 février 2010

Quand on ne travaille pas, on est forcément suspecté de ne rien faire. Pour cette raison, Julie hésitait à annuler l’apéro que Vincent lui avait pourtant gentiment proposé. Elle sentait qu’elle allait devoir se battre contre ce préjugé que Vincent partageait avec tant d’autres, qu’elle allait devoir se justifier en apportant moult preuves attestant de son activité, qu’elle allait devoir se laver de la honte dans laquelle le regard de l’autre l’emprisonnait, au prix de grands efforts de sincérité et d’argumentation. Sur la défensive, elle préparait déjà ses répliques (« mais si, je te jure, chercher du travail, c’est un travail ! », « tu imagines pas comme les journées passent vite … »). Fatiguée de cette discussion avant même qu’elle ait eu lieu, elle s’apprêtait à envoyer un SMS d’annulation. Et puis non. Dans une ultime réaction de fierté, elle se ravisa. Une réplique cinglante venait de lui traverser l’esprit comme l’éclair : « Je ne fais rien, et alors ? Ça te pose un problème ? ». Heureuse de cette confiance retrouvée, elle s’appliqua un rouge à lèvres très foncé, coiffa ses cheveux en chignon et enfila ses bottines à talons hauts. Elle était bien décidée à assumer jusqu’au bout des ongles sa situation de chômeuse, de « nana qui ne fait rien ». Après tout, l’idée lui plaisait : en assumant son oisiveté, elle gênerait la grosse masse des « actifs » dont Vincent faisait partie, si fiers d’appartenir à la catégorie tant honorée des gens qui se lèvent tôt. Elle savait bien qu’à titre personnel, les actifs étaient plutôt malheureux de leur sort, et il y avait de fortes chances pour que le jugement porté sur « ceux qui n’en fichent pas une rame », autrement dit les oisifs bien dans leur peau, soit en fait de la jalousie. Plus elle y pensait plus Julie sentait qu’elle était dans le vrai. Combien de salariés heureux avait-elle croisé dans sa vie ?  Elle les comptait sur les doigts d’une main. Frondeuse et prête à en découdre, elle dévala quatre à quatre les escaliers du métro en se lançant un défi : lors de l’apéro, aborder elle-même le sujet par le fameux « et le boulot, ça se passe bien? ». Cette question était banale quand elle travaillait et qu’elle jouissait d’une bonne situation sociale, mais aujourd’hui, il lui fallait un certain courage pour la poser. A l’époque, ses interlocuteurs, dans la même situation et en général aussi malheureux qu’elle, baissaient le yeux ou regardaient ailleurs, l’invitant à changer de conversation au plus vite.

En réponse à la question de Julie, Vincent se resservit un grand verre de Côtes du Rhône. Il le but goulûment et entama, dans un élan de courage et de désespoir, un long monologue fait de plaintes, râles, colères et lamentations. Le salaire, les collègues, le stress, la fatigue, le manque de temps, les amis qu’il ne voyait plus…rien n’allait ou pas grand chose. Julie n’en espérait pas tant. Le terrain lui était favorable. Avec une telle lassitude du travail, Vincent ne serait pas dans le jugement vis-à-vis d’elle. « Certes, le loyer est payé tous les mois, on se fait un resto de temps en temps avec Valérie et on met de côté pour les vacances…mais… ». Le lamento se conclut par un définitif : «…j’en ai marre, franchement, c’est pas une vie. ». Après un silence de quelques secondes, Julie, qui savourait la situation, s’alluma une cigarette et rebondit de manière légèrement effrontée: « Pas une vie ? Mince alors. Pourtant c’est TA VIE mon coco ! » Elle fit deux trois ronds de fumée et poursuivit : « Une vie de travailleur, qui consacre la majeure partie de son temps à régler les problèmes de sa boîte. Et pas les tiens, tu sais, les problèmes un peu plus intéressants. Comme par exemple le sens de ta présence sur terre, l’amour que tu donnes à ta compagne, à tes enfants, le bien que tu fais autour de toi, l’empathie que tu accordes à tes amis… Tout ça, la société le considère comme un luxe. Des broutilles, des trucs pas nécessaires, dont on s’acquitte si on a le temps ». Vexé qu’elle mette ainsi le doigt sur son impuissance fondamentale, Vincent rétorqua méchamment : «  Toi de toute façon t’es qu’une flower power ! Je devrais pas discuter avec toi. Si tu crois qu’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche, alors je te plains… Oui j’en bave, mais qu’est-ce que tu proposes ? Les clopes que tu fumes, il fallait bien des gens pour les fabriquer ! Donc une entreprise ! Tu me fais marrer avec tes élucubrations idéalistes». Il ponctua son intervention d’un rire moqueur, forcé.
Une « flower power ». Insulte à deux balles, pensa Julie, qui adorait les fleurs et était bien convaincue de leur pouvoir. Mais en vérité, Vincent n’avait pas tort. Elle n’avait pas grand chose à proposer pour que la société fonctionne. L’amour, ça ne fait pas tout, et sûrement pas des paquets de cigarettes en série. Cette pensée lui était insupportable, mais elle ne pouvait l’écarter. Fortement contrariée, elle se leva soudain, renversa son verre en saisissant ses Marlboro d’un geste brusque et tourna les talons en hurlant cette drôle de phrase :
« J’adore les nuages, et je t’emmerde ! Je vous emmerde tous !».

Folie ordinaire

1 février 2010

Julie s’était réveillée à l’aube. Elle avait passé une nuit agitée, à se demander comment elle pourrait concilier son goût pour la liberté, l’amour, la vérité avec la vie de bureau. De grands principes pour de grandes causes, voilà la vie qu’elle voulait vivre ! La perspective de se retrouver enfermée entre quatre murs huit heures par jour et de devoir troquer sa passion du monde pour des problématiques d’entreprise privée lui semblait complètement folle. Elle ne pouvait s’y résoudre, il fallait absolument trouver une solution. Comment gagner de l’argent sans se renier ? Les artistes peignent, chantent, jouent la comédie, photographient… Elle ne maîtrisait aucune technique artistique et se foutait de l’Esthétisme. Julie trouvait la vie absurde, elle lui donnait du sens en l’aimant. La destination importait peu, l’essentiel était d’avancer avec conviction, sentir que chacun de ses pas était solidement ancré dans le bonheur d’être là. Elle célébrait quotidiennement ce privilège d’être vivante et ne ressentait aucun besoin de s’exprimer en dehors du fait d’exister pleinement. Elle avançait ainsi, franchement vers Nulle Part, un bonheur sans objet chevillé au corps.
Qui pourrait-elle être au sein d’une entreprise, ce lieu clos, cette micro société qui la coupait du monde ? De quelle part d’elle-même allait-elle devoir  se séparer ? Jambes, coeur, âme ? Comment vivre la Liberté, la Vérité, l’Amour entre quatre murs ? L’angoisse guettait, elle se tournait et retournait dans son lit, à moitié étouffée par ses longs cheveux mêlés de sueur et ses questions sans réponses. Le réveil sonna. La radio, la voisine qui pliait son clic-clac, les escaliers dévalés quatre à quatre par les habitants de l’immeuble, tous les bruits du monde la mirent instantanément en joie. Elle adorait cet instant magique, la naissance du jour, et elle s’émoustilla comme à son habitude du rituel du petit déjeuner, qui donnait aux heures à venir un avant goût de confiture de framboise. Prendre le tgv pour se rendre à un entretien, voilà enfin une journée originale ! Du changement, des paysages, des rencontres… Elle ne songeait plus au mauvais côté des choses. Prise dans son élan de bonheur, elle envisageait ce voyage et cet entretien comme une amusante aventure. Sur place, elle joua le jeu, s’efforçant d’être en tous points conforme à ce qu’on attendait d’elle. Julie promit qu’elle possédait toutes les compétences et l’enthousiasme requis, assura de son total investissement et confirma que se délocaliser pour travailler ne lui posait aucun problème. Satisfaite de sa prestation mais légèrement inquiète des implications de cette nouvelle vie faite de contentements mesquins et de petits horizons, elle sauta dans le train du retour avec un certain soulagement.
Les jours qui suivirent la plongèrent dans le pire cauchemar. Déstabilisée, elle perdit le contrôle d’elle-même. Ne sachant plus qui elle avait désormais le droit d’être, elle n’était plus. Sa légendaire joie de vivre s’évanouit, elle prit peur d’elle-même et plongea dans d’atroces angoisses. Deux ans plus tard, bouffie de neuroleptiques, fatiguée de consulter des psychiatres, elle se rendit dans une armurerie, acheta plusieurs mitraillettes et de quoi confectionner des bombes. Dans le terreau de sa folie et de sa souffrance, une idée terrible avait germé : éliminer les entreprises, ces monstres broyeurs, ces organisations maléfiques qu’elle jugeait coupables de crimes contre l’humanité, son humanité. Sous l’emprise de sa démence, elle projetait ainsi de passer du CAC 40 au CAC 0 par l’anéantissement de ses composantes. Un dernier éclair de lucidité l’en empêcha. « On ne règle pas les problèmes avec les armes », elle l’avait assez professé pour ne plus y croire. Elle se ravisa, utilisa ses mitraillettes comme tuteurs pour ses rosiers grimpants.
Julie passa la fin de ses jours à méditer et délirer, cherchant en vain une autre manière de vivre ensemble. Elle rêvait d’une nouvelle ère, d’une autre planète.
Pandora ? Pourquoi pas…

Rézoolutions

4 janvier 2010

Deux mille neuf n’a finalement pas été si nouveau que ça. Les catastrophes naturelles ont encore frappé. Grippe A, RER A, A-ssedic marié avec A-NPE, mais toujours pas de plan B. On s’est retrouvé quelques uns, voire plus, à avoir été emportés par le tsunami de la crise financière, puis par sa réplique, la hausse sans précédent du taux de chômage. Emportés, mais pas morts. En effets les secours sont arrivés vite : marchands de solutions clés en main, cabinets d’accompagnements ou coachs aguerris se sont précipités pour nous délivrer de bons conseils bourrés d’oxygène, nous présenter des outils spécialement conçus pour situations désespérées, nous rassurer à coup de sourires confiants. Le hic, c’est que les outils n’ont pas été très efficaces, les sourires n’ont pas tenu leurs promesses et les sauveteurs, débordés, sont partis en sauver d’autres, ailleurs.
Bilan : pour se sortir du fond d’un trou, si rien faire ne sert à rien, tout faire ne sert pas forcément à grand chose non plus.
Se débattre, par contre, ça tient chaud et ça permet de ne pas mourir. Pester, en vouloir au monde entier, et faire quelques constats désespérants de banalité : trouver un job ça se passe désormais derrière un écran. Sites de recherche d’emploi, réseaux sociaux, agences de travail temporaire et cabinet de recrutement, tout se fait désormais à coups de clics et de mails. Dommage, votre cv n’émerge pas parmi les 1533 de la pile et votre lettre de motivation est trop longue pour être lue et trop courte pour étayer votre réelle motivation. A bout de ressources, vous vous résignez à vous présenter dans une agence intérim pour un job alimentaire. Rebroussez chemin ! Ils ne vous ouvriront leur porte QUE si vous avez répondu à une de leurs annonces et QUE si leur client a retenu votre candidature. Si tel n’est pas votre cas, retour à la case écran.
Alors que faire ? Vous avez toujours la possibilité d’inviter votre réseau Viadeo, LinkedIn ou Facebook à boire un verre, on sait jamais, il paraît que ça peut aider – pour autant qu’ils ne cherchent pas un boulot dans le même domaine que vous. Imaginons alors, non pas que quelques uns vous répondent, car quelques uns vous répondront, mais que par miracle cette demande de rencontre se CONCRETISE. Ne montrez pas trop que vous êtes en demande, ça fait fuir. Ne montrez pas trop que vous êtes raide, c’est mal vu. Soyez détendu, plein d’humour, détaché. Tout va bien. Distribuez vos dernières cartes de visites. Et rentrez chez vous sans attendre de miracle, parce qu’il n’y en aura pas.
Ensuite ? Ne vous énervez pas quand votre frangin vous conseille de faire un tableau Excel avec les contacts du jour, quand votre compagnon vous serine pour ouvrir une sandwicherie, « au moins tu seras indépendante » ou quand votre tante Artémise vous pousse à vous installer en province, « c’est tellement plus facile la province, tellement plus sympa et tellement moins cher ». Gardez votre calme, rappelez-vous vos objectifs, gardez confiance en vous. Souriez au miroir. Les canines sont toujours pointues ? Le regard plus déterminé que jamais ? Préparez votre argumentaire, apprenez-le par cœur, insistez sur les mots clés.
C’est bon, vous pouvez passer un coup de fil à votre psy.